Pourquoi dit-on que l’État-providence est en crise ?
L’État-providence est dit « en crise », « à bout de souffle », « à la croisée des chemins », « sous tension », « insoutenable », voire carrément « mort »... Les formules ne manquent pas pour alerter sur l’épuisement d’un modèle social qui a de plus en plus de mal à saisir la réalité de notre société contemporaine.
Et pourtant, cette alarme semble sonner dans le vide. Il n’y a là rien d’étonnant. Voilà aujourd’hui plus de quarante ans que des Cassandre crient au loup, contredits par ceux qui, d’un revers de main, écartent l’hypothèse d’une crise des finances publiques et de la dette au motif que tant qu’il y a des besoins, il faut les financer. Et de fait, l’État-providence s’étend, s’étend toujours plus mais ne s’effondre pas, au prix d’une distension du contrat social.
L’État-providence enfle si bien… qu’il pourrait crever
Les apparences sont trompeuses car cette extension se fait au prix d’une aggravation de la triple crise (financière, d’efficacité et de légitimité) diagnostiquée dès 1981 par Pierre Rosanvallon. Depuis des décennies maintenant, les gouvernements successifs, tous bords confondus, enchaînent les réformes essentiellement paramétriques sans jamais parvenir à rattraper la réalité, elle-même façonnée par un enchainement toujours plus rapide de défis de toutes natures.
La rupture semble proche. La question financière, à laquelle les Français sont peu sensibles, est l’arbre qui cache la forêt de difficultés profondes. Ce sont d’ailleurs celles-ci que les citoyens ressentent le plus fortement.
Crise de financement
Financement des retraites, financement de la sécurité sociale, coûts des prestations sociales, dette publique : les chiffres de l’État-providence donnent le tournis et les limites sont régulièrement franchies. Le « quoiqu’il en coûte », qui a commandé l’action publique pendant la pandémie de Covid-19, a tout à la fois consacré la tendance qui caractérise l’évolution du modèle social français et condamné par avance toute tentative de modération de la dépense publique.
Dans un contexte aussi irrationnel, comment être sensible au discours de ceux qui promettent du sang et des larmes (de se serrer la ceinture et de se remonter les manches) ? Une large partie de la population, du citoyen à ses représentants, flotte ainsi entre déni, ignorance et cynisme (« profitons-en tant que c’est encore possible… »), en raison d’un manque de culture économique et financière ou d’une forte dépendance à la dépense publique. Au bout du compte, pour paraphraser un ancien président de la République, la maison brûle, mais nous regardons ailleurs… et tout nous invite à le faire !
L’année 2024 semble toutefois marquer un infléchissement. La conjugaison d’un déficit public particulièrement inquiétant (plus de 5,5% du PIB, bien au-delà des prévisions du gouvernementales) et d’une remontée des taux d’intérêt emporte une première conséquence qui n’est pas passée complètement inaperçue dans l’opinion publique : l’Espagne ou la Grèce financent leur dette en empruntant sur les marchés à des taux inférieurs à celui de la France.
Reste que si la situation commence à inquiéter – et les médias commencent à s’en faire l’écho –, les esprits ne sont pas encore prêts à sabrer dans la dépense sociale. Les réflexes ont la vie dure : le projet de budget 2025 contient bien plus de taxes que de coupes dans la dépense sociale, voire aucune. Et pourtant, celle-ci n’est pas toujours efficace ni légitime.
Crise d’efficacité
Il n’y aurait pas de question financière si le modèle était efficace. Or, et Pierre Rosanvallon le pointait déjà, il l’est de moins en moins. Non seulement l’État-providence laisse bon nombre de citoyens sur le bord du chemin (constat élégamment résumé par la formule du président de la République : « on met un pognon de dingue… et les gens, ils restent pauvres ! ») mais surtout, il décourage le travail qui constitue pourtant sa source de financement. Ou comment se tirer une balle dans le pied !
La prodigalité du modèle est déconnectée de la fortune des actifs (la fameux « coin social » formé par les prélèvements obligatoires qui amputent les revenus d’activité) et dans le même temps ne suffit plus pour compenser les effet économiques et sociaux subis par les populations. Concrètement, les ponctions augmentent mais la qualité des soins à l’hôpital se dégrade, les déserts médicaux s’étendent, le montant des prestations est régulièrement réduit quand elles ne sont pas supprimées, l’exclusion sociale s’aggrave et les inégalités se creusent… Nombreux sont les cotisants qui constatent et souffrent de ces dysfonctionnements.
En outre, le système est devenu tellement illisible qu’il ne favorise pas, bien au contraire, les comportements vertueux. Bien informé(e) celui ou celle qui sait dire combien il ou elle paie et reçoit, sous quelles formes et à quel titre, ce à quoi il ou elle a droit ! Ce flou conduit à de nombreux cas dits de « non-recours » ou, à l’inverse, favorise la fraude.
Enfin et surtout, le système n’incite pas au travail. Les trois temps de cette valse sont :
- le choix politique fait, dans les années 80, de considérer que revenus du travail et revenus d’assistance avait la même valeur ;
- le nombre d’aides accru et notamment celles versées sous des plafonds de revenus de plus en plus bas ;
- pour différentes raisons documentées par ailleurs, la part de plus en plus large de la population rattrapée par le Smic.
C’est ainsi que l’on voit apparaître deux types de situations : celles dans lesquelles, au terme d’un calcul parfaitement rationnel, il n’est pas intéressant pour un allocataire de travailler davantage (perte des aides en raison d’un effet de seuil pour un gain marginal de revenus), et celles dans lesquelles des personnes constatent avec une amertume bien compréhensible qu’elles gagnent moins en travaillant que d’autres de revenus d’assistance. Le bât blesse profondément puisque c’est là que l’on touche la question de la cohésion sociale, au fondement du modèle.
Crise de légitimité
Le modèle a été conçu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans un contexte économique, social, sociétal, politique qui n’a plus rien à voir avec celui que nous connaissons en 2025. Le modèle a évolué au fil des réformes paramétriques mais faute d’avoir été repensé en profondeur, i.e. en s’interrogeant sur les finalités qu’on voudrait lui assigner aujourd’hui, il n’est plus en lien avec la société à laquelle il a été dédié. Chaque fois qu’une difficulté se présente, la réponse de l’État « providentiel » consiste à étendre le périmètre de l’intervention publique (l’intendance suivra et, dans les faits, ne suit pas).
La crise d’efficacité, aggravée par la crise financière, alimente l’exaspération des Français. Ces derniers se trouvent souvent contraints de réclamer à l’administration publique faute de pouvoir agir par eux-mêmes, ou d’avoir perdu l’habitude de le faire. La colère gronde et se retourne d’ailleurs régulièrement contre ceux qui incarnent cet État interventionniste omnipotent et impotent, du personnel d’accueil des urgences d’un hôpital saturé au président de la République lui-même.
L’universalisation, poussée au nom du principe de « solidarité » (inique quand il s’agit de financer des dépenses courantes par de la dette au préjudice des générations futures), n’est pas la solution. Cette expansion de l’État s’opère au détriment des capacités d’initiative et d’innovation de la société civile. Elle l’étouffe. Le « tout-État » ne permet pas de faire société. C’est là la véritable crise de l’État-providence et c’est pourquoi le modèle doit laisser place à un autre qui permette de revivifier la société.
Et si l'on changeait de paradigme ?
Plus personne ne sait d’où vient l’État-providence ni où il va. Si l’État-providence est financièrement moribond, il est surtout symboliquement mort. Et pourtant, on s’interdit d’y toucher au nom d’un mythe (la « Sécurité sociale », les « valeurs », « le modèle social exemplaire »…) qu’aucun élément historique ne justifie.
Il n’y a pourtant pas lieu d’être nostalgique. L’État-providence a vécu et fait son œuvre, plutôt bien. Produit d’une époque révolue, aux limites de ses capacités d’adaptation, il doit aujourd’hui être substitué par un modèle adapté. L’État-providence n’est pas une fin en soi, c’est un moyen. Un moyen qui n’est pas indépassable car il n’est que le reflet et le produit d’une époque. Ce qui compte n’est pas l’État-providence en tant que tel, mais le projet de société dont un modèle social adapté (État-providence ou un autre) permet la réalisation.
Recourons à une image pour mieux nous faire comprendre. L’État-providence c’est cette maison construite après-guerre, sur les fondations d’un bâtiment plus ancien et qui a fait l’objet au fil du temps de nombreux travaux d’entretien, de modernisation, d’agrandissement (réfection du toit, amélioration du confort des installations, mise aux normes, ajout de pièces et d'ouvertures, etc.) pour s'adapter aux besoins et aspiration toujours plus divers de ses occupants, eux-mêmes toujours plus nombreux. Aujourd'hui, l'édifice s'apparente davantage au Palais du Facteur Cheval (une construction admirable mais difficilement habitable). Il ne permet pas de répondre aux besoins de ses résidents car l'environnement global est aujourd'hui bouleversé (le sol a bougé, fissurant les murs ; le climat s'est réchauffé, exposant le bâtiment à des intempéries régulières et fortes ; les moyens de chauffage utilisés sont inadaptés aux actuelles sources d'énergie, etc.). La maison État-providence est devenue si dangereuse qu'elle devrait faire l'objet d'un arrêté de péril. Des réformes de structures sont aujourd'hui nécessaires.
L’État-prévoyance est une nouvelle maison dont l’architecture a été repensée en profondeur aux fins d’adapter la construction aux risques contemporains et à la nécessité de recourir à des matériaux modernes et résilients. Elle ne fait pas table rase du passé. Au contraire, l'architecture, réfléchie, respecte les éléments du patrimoine et cherche à les mettre en valeur.